À la maison, le petit-déjeuner n’est pas seulement un moment pour avaler à la hâte une tartine ou un bol de lait. C’est devenu, presque sans que je le décide, un rituel de transmission culturelle pour mes enfants : Victoria, 6 ans, et Gaspard, 13 ans.
Sur la table, toujours une encyclopédie bien illustrée. Pas de plan de lecture, pas de chapitre obligatoire : juste l’objet, ouvert au hasard. Les pages deviennent des fenêtres. Victoria s’attarde sur les animaux préhistoriques, fascinée par ces créatures disparues, tandis que Gaspard, lui, s’amuse à comparer les formes et les histoires derrière différents types de ballons, comme si chaque objet portait une culture en miniature. Ce vagabondage visuel est une école de curiosité : feuilleter, s’arrêter, reprendre ailleurs, passer d’un dinosaure à un ballon de rugby ou d’un volcan à une cathédrale gothique.

Mais il n’y a pas que les encyclopédies. Parfois, ce sont des livres de photographie qui s’invitent sur la table, Magum, Deakins, Brassai, Nori.. Les visages, les moments suspendus : tout un monde d’images qui parlent sans commentaire. Ou bien des livres d’art, où je leur fais découvrir Edward Hopper, peintre que j’affectionne particulièrement, avec ses lumières claires et ses solitudes vibrantes. Là encore, pas de cours magistral : juste une invitation à regarder, à ressentir, à se laisser surprendre par une toile ou une photographie.
Ce choix du livre n’est pas anodin. Contrairement à l’écran, il ne dicte pas le rythme. Il invite à la pause, au regard personnel. Les pages ne défilent pas toutes seules, elles se tournent avec la main, elles offrent un temps suspendu. Dans une époque saturée d’informations instantanées, ce ralentissement est un luxe, mais aussi un apprentissage : celui d’apprendre à se construire un rapport intime au savoir.
En fond sonore, rien de brutal. Le silence a toute sa place, comme un espace de respiration. Et quand la radio s’invite, elle reste choisie avec soin : FIP et ses dérives musicales, TSF Jazz et son élégance tranquille, France Culture avec ses voix singulières, ou encore Radio Nova, plus rare le matin, pour donner une touche d’énergie. Jamais de chaînes d’info en continu. J’ai travaillé plus de dix ans dans les hard news, souvent depuis la maison, et mes enfants en ont déjà vu les retombées. Les tanks, les crises, les images qui s’imposent et qu’on n’oublie jamais : ils en ont eu leur lot, parfois trop jeunes. Je refuse de leur imposer ce bruit du monde dès le petit matin.
Il ne s’agit pas de les protéger indéfiniment de la réalité, mais de leur apprendre à faire la part des choses. Il y a un temps pour s’informer, et un temps pour s’ouvrir autrement au monde : par la beauté d’un dessin, la force d’une anecdote, la surprise d’un fait inconnu. L’encyclopédie du matin devient ainsi un terrain de jeu, une initiation douce à la culture.
Ce rituel a quelque chose d’intime et d’universel à la fois. Il est une manière de dire à mes enfants : « Avant d’affronter l’école, les devoirs, les écrans, prenons le temps de regarder le monde autrement. » C’est un acte simple, mais qui trace une ligne invisible dans leur éducation. Leur montrer que la curiosité vaut autant qu’une note, que le silence est aussi précieux que le bruit, que l’on peut se construire sans céder au vacarme permanent.
Et parfois, en les regardant tourner ces pages avec sérieux ou amusement, je me surprends à penser que ce rituel n’est pas seulement pour eux. C’est aussi pour moi. Comme une réparation, un équilibre retrouvé après toutes ces années passées à traquer l’actualité, à m’abîmer dans le bruit et les urgences. Chaque matin, à travers leurs yeux, j’ai l’impression d’apprendre à respirer à nouveau.