Souchez, octobre 2025 — Dans la lumière fragile de l’Artois, entre mémoire et présent, le photographe franco-ukrainien Youry Bilak présente Scènes de front, au Mémorial 14-18 Notre-Dame-de-Lorette. Une exposition qui relie les tranchées de 1915 à celles du Donbass, la guerre d’hier à celle d’aujourd’hui. Ici, l’image devient un champ de bataille moral, un espace de mémoire et d’interrogation : comment représenter la guerre sans la trahir ?
SOUCHEZ, FRANCE – OCTOBER 9: Youry Bilak’s ‘Scènes de Front’ exhibition opens at France’s Great War Museum. Guillaume Louyot / Onickz Artworks
Sur le front ukrainien, Youry Bilak n’a pas seulement photographié la guerre : il l’a mise en scène, à la manière des grands maîtres de la peinture. Avec ses modèles — des soldats réels — il a recréé des tableaux iconiques, de La Cène à L’Homme de Vitruve. Mais au-delà de la référence artistique, c’est la condition humaine qu’il scrute : la fatigue, la foi, l’instinct de survie.
« Sur cette photo, il y a cette femme qui crie. Je lui ai fait refaire la scène. Elle s’est mise à hurler si fort qu’un jeune soldat a accouru, l’arme pointée sur moi, le doigt sur la gâchette. J’ai cru mourir », raconte-t-il.
L’anecdote dit tout : la frontière ténue entre la mise en scène et la réalité, entre l’art et la mort.
SOUCHEZ, FRANCE – OCTOBER 9: Youry Bilak’s ‘Scènes de Front’ exhibition opens at France’s Great War Museum. Photo : Guillaume Louyot / Onickz Artworks
Symboles d’un peuple libre
Dans La Cène, un homme porte une tonsure cosaque, cette mèche isolée au sommet du crâne, symbole d’homme libre. Le photographe explique :
« Chez les Cosaques, cette coupe représentait la liberté, la dignité. J’ai voulu la montrer au cœur de la guerre, comme un signe d’identité. »
Même approche pour L’Homme de Vitruve revisité : le texte y est inversé, comme chez Vinci, mais remplacé par les Droits de l’Homme. La géométrie parfaite du corps devient alors un manifeste : celui d’un humanisme à sauver.
SOUCHEZ, FRANCE – OCTOBER 9: Youry Bilak’s ‘Scènes de Front’ exhibition opens at France’s Great War Museum. Photo : Guillaume Louyot / Onickz Artworks
Bilak a aussi observé un autre front, plus silencieux : celui de la compassion.
« Les soldats s’occupent des chiens et chats errants. Ils ne peuvent pas veiller sur leur famille, alors ils se raccrochent à ces animaux. C’est touchant. Ils ont besoin de donner de l’affection, d’avoir un geste de vie au milieu de la mort. »
Ce détail, presque anodin, résume la tension du travail de Bilak : photographier la guerre, oui — mais surtout, rappeler que ceux qui la font ont encore un foyer, des enfants, une maison au loin.
De la guerre aux images
SOUCHEZ, FRANCE – OCTOBER 9: Youry Bilak’s ‘Scènes de Front’ exhibition opens at France’s Great War Museum. Photo : Guillaume Louyot / Onickz Artworks
À travers ses clichés, Bilak questionne notre perception de la guerre. Les images, si familières à nos écrans, peuvent-elles encore nous atteindre ? Le festival “Images de guerre, guerre des images”, qui se tiendra à Souchez du 7 au 11 novembre, prolonge cette réflexion : comment filmer ou photographier les tranchées, hier et aujourd’hui ? Que reste-t-il de vrai dans le regard que nous portons sur les conflits ?
Bilak n’apporte pas de réponse définitive — il redonne du sens au doute. Et dans ce doute, une humanité persiste.
Avant de repartir, il confie une phrase qu’il entend souvent au front :
« Les Ukrainiens disent toujours : oui… mais tout ira bien. »
C’est une manière de tenir, de sourire encore un peu dans la poussière. Et peut-être, au fond, le vrai message de son œuvre : l’espoir, même au bord du gouffre.